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Saturday, April 28, 2012

(Remise en ligne) Inéquitables droits du livre numérique

Ce texte n'est pas de moi, mais des 5 auteurs signataires de cette lettre ouverte, publiée dans Le Monde, dans son édition du 2 décembre 2010. Inaccessible sur le site de celui-ci, j'ai tenté de contacter les auteurs pour obtenir la permission de le re-diffuser ici. Sans retour négatif, le voici. 
Si toutefois ils me contactaient pour m'en demander le retrait, il va sans dire que  je le ferais immédiatement.


J'en avais à l'époque écrite une traduction en anglais, avec l'accord explicite des auteurs.


Inéquitables droits du livre numérique

Lettre ouverte d'un auteur à son éditeur



Nous tombons bien souvent d'accord, cher éditeur et ami, lorsque nous discutons littérature, mais je dois te parler ici d'une chose qui fâche : l'argent. En France, le sujet est tabou et le mot indécent dès qu'il ne s'agit pas d'un titre de Zola. C'est que je viens de recevoir ton « avenant au contrat » concernant les « droits numériques ». Pour ceux qui viendraient à tomber sur notre échange (que je tiens à garder confidentiel), je précise que les droits numériques sont ceux que je perçois lorsque mon livre quitte le monde du papier pour celui de l'écran, et qu'il est lu sur un iPad ou un Kindle.
Interrogé, tu m'as répondu, rassurant, que ce marché est embryonnaire. C'est vrai. Mais qui peut présager de l'avenir ? Regarde l'univers du disque : il a laissé place en dix ans à celui, fort immatériel, de la musique. Bref, tu m'engages, en attendant d'y voir plus clair, à signer ce satané avenant où tu m'accordes 10 % du prix net du livre, comme sur le papier. Je vais donc devoir parler pourcentage. Pardonne-moi d'avance cette vulgarité.

Je connais le modèle traditionnel du livre, tu me l'as naguère expliqué : la distribution empoche environ 53 % du prix final de mon livre, et toi, cher éditeur, une fois l'imprimeur payé (autour de 15 %) et mes droits d'auteur réglés (tu m'accordes en moyenne 10 % par exemplaire vendu), il te reste un peu plus de 20 % pour vivre. Tu gagnes donc sur chacun de mes livres deux fois plus que moi, mais c'est justice, j'en conviens (même si tu pourrais être plus généreux), car tu fais ce pari financier qui justifie depuis Diderot l'existence même de ta profession : tu engages des « frais fixes », de la correction à l'impression, sans oublier les efforts de ton service de presse pour le promouvoir auprès des critiques.

Donc, dans ton « avenant au contrat », tu me proposes ces 10 % de droits sur mon livre numérisé. Tu es pourtant libéré des coûts de manutention, de stockage et d'impression, et il te restera 90 %, puisque tu vends ce « livre » au même prix sur le Web qu'en librairie (cette aberration commerciale épargne sans doute pour un temps les libraires et tant mieux). Certes, avec ces 90 %, tu vas tout de même devoir assurer quelques coûts. Tu transformes l'ouvrage en un format « eBook » et tu « sécurises les données » (on me dit que ces coûts réels sont dérisoires, détrompe-moi). Tu me dis que tu dois rémunérer le « libraire virtuel » (c'est parfois ta propre filiale, petit coquin) jusqu'à 30 % et plus, mais on me rappelle que ce pourcentage ne peut que baisser (c'est déjà souvent 20 %), puisque dans cette « distribution », tout est virtuel et que la concurrence est acharnée. Au bout du compte, pour ce livre que j'ai écrit, tu toucheras donc entre six et sept fois plus que moi, c'est bien cela ? Surtout, corrige-moi en cas d'erreur, je suis un littéraire, hélas.

David contre Goliath
Voici déjà dix ans, le PDG d'une grande maison d'édition française affirmait dans Le Monde : « Notre système traditionnel craque aux jointures. Dans un monde qui se dématérialise de plus en plus, et où le «one to one» est de plus en plus fréquent, la tentation va être grande, notamment pour les auteurs, de changer les règles du jeu. Celle surtout qui consiste à n'avoir que 10 % à 15 % de droits sur une création qui est quand même la leur, là où ils pourraient obtenir bien davantage. » Je passe sur ce « une création qui est quand même la leur », formule plus ironique - j'en suis certain - que malheureuse. Je voudrais te rassurer : « changer les règles du jeu » n'est pas mon immédiate intention.

Aux Etats-Unis, les héritiers de William Styron ont quitté la vieille maison Random House qui leur proposait 25 % du prix net (soit 20 % du prix de vente public) pour un éditeur Web, Open Road Integrated Media, qui leur offrait 50 %. Mais tu sais comment sont parfois les ayants droit, indifférents aux liens anciens. Nous, nous sommes amis, n'est-ce pas ? Malgré notre amitié, je crains aussi, à t'écouter, que tu ne considères que les droits électroniques de tous mes livres précédents t'appartiennent, même si nous cosignâmes ces contrats bien avant les « années Web » et s'ils ne mentionnent aucune diffusion sur Internet. Je ne lis nulle part non plus dans mon avenant que tu aies prévu de renégocier un jour ce faible pourcentage, en dépit de l'évolution technique et de la baisse des coûts.

J'ai peur enfin que, puisqu'un livre numérique n'est jamais « épuisé », tu ne te sentes plus contraint de le réimprimer, que je ne puisse plus récupérer mes droits pour le faire vivre ailleurs. Je ne puis le croire. De telles pratiques, entre amis ? Je suis comme toi : j'ignore comment, à moyen terme, va s'organiser le commerce du livre électronique. J'envisage deux options : le lecteur le téléchargera sur le site de l'éditeur traditionnel, ou sur celui d'un « éditeur Web » plus généreux, à qui l'auteur mécontent aura confié les droits Internet (ne lis ici nulle menace, c'est une hypothèse d'école). Ou bien le lecteur, rabattu par un portail comme Google, ira le chercher chez un libraire virtuel, Amazon, Fnac ou Google lui-même. Bizarrement, c'est cette dernière hypothèse qui me semble la plus plausible, puisque le lecteur connaît en général le titre du livre ou le nom de l'auteur, rarement celui de l'éditeur.

Je me demande même, au cas où ces « tablettes » se généraliseraient, au cas où les pratiques de lecture changeraient, je me demande donc si de gros vendeurs de livres n'envisageraient pas de se passer d'éditeur, considérant qu'ils n'ont plus besoin de son label. Avec des contrats de distribution qui offrent à l'auteur au moins 65 % (comme Apple) plutôt que d'édition à 10 %, ils pourraient prendre le risque de vendre un peu moins pour gagner beaucoup plus. Qu'en penses-tu ? J'imagine que tu y as songé.

Dans ce combat qui s'engage entre les Goliath de la distribution et les David de l'édition, je sais de quel côté je veux être. Après son lecteur, le meilleur allié d'un auteur est son éditeur (et le vrai libraire, mais telle n'est pas ici la question), et jamais les éditeurs n'ont eu autant besoin de leurs auteurs pour valider leur travail. Car s'il n'y a peut-être pas d'auteur sans éditeur, il n'y a sûrement pas d'éditeur sans auteur. Je sais ce que je te dois, cher ami, je souhaite être ton allié et aussi que tu me considères comme tel. Alors, voici ma question : faut-il humilier un allié ?

Paul Fournel, Cécile Guilbert, Hervé Le Tellier, Gérard Mordillat et Gilles Rozier Ecrivains

1 comment:

  1. J'ai bien lu votre article et ça m'a tellement plu, je vous souhaite de continuer dans ce niveau ... à la prochaine

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