Comme d'habitude, je vais parler d'un truc qui ne me regarde que parce que je suis lecteur. Tout ce que je sais du prix du livre, je l'ai appris sur Internet, je ne suis pas docteur en prix du livre, ni auteur, éditeur, distributeur, diffuseur, imprimeur, libraire... Rien de tout ça.
Encore une fois, si vous en êtes et que je raconte des carabistouilles, n'hésitez pas à me contacter, soit en commentaire soit par mail (TheSFReader @ gmail com).
Mais voilà. Je vais tout de même essayer de mettre par écrit ce que j'ai compris du dilemme du choix d'un prix pour un livre en France et avec quelques digressions.
Résumé exécutif
Pour ceux qui n'ont pas le temps de lire ce billet, en voici un résumé : le coût unitaire lié à un livre, et le consentement à payer du lecteur ne sont que deux facteurs parmi de nombreux autres à utiliser pour en fixer le prix. Des causes pas forcément intuitives expliquent certaines politiques de prix qui semblent aberrantes au premier regard. J'essaie d'en expliquer un certain nombre.
Offre vs Demande... Fight
Petit retour sur
l'économie de base : Le vendeur fixe un prix de vente pour un produit. À l'opposé, chaque acheteur potentiel a un "prix d'achat maximal" au-delà duquel il n'achètera pas le produit. Le but du vendeur est de trouver le prix de vente qui augmentera son chiffre d'affaire. Trop fort et le nombre ventes diminuera de trop, et avec eux le chiffre d'affaires (par exemple un roman à 700€ ? À part un collectionneur unique, qui l'achètera ?). À l'opposé, trop faible, et le nombre d'acheteurs qui profiteront de l'aubaine ne suffira pas à compenser le manque à gagner avec un prix plus élevé.
Lorsqu'on parle de produit matériel, il ne faut pas oublier tous les coûts d'approvisionnement de chaque exemplaire. Et que l'on parle de produit matériel ou non, les coûts fixes de fonctionnement de la structure de vente.
Fixer un prix de vente est donc déjà un choix difficile.
Prix du livre ? L'Exception Culturelle
En France, le livre est un des rares produits où la loi permet à un autre que le vendeur final de fixer le prix du produit : c’est l'éditeur, et non le libraire qui fixe ce prix, pour le papier comme pour le numérique. La volonté de cette loi est d'éviter un dumping par les gros groupes commerciaux au détriment des petits libraires. En revanche, le libraire est censé pouvoir négocier la remise (pourcentage du prix de vente HT qu'il conserve) avec les éditeurs (via le distributeur), mais comme d'habitude, ce sont les gros qui en profitent.
Un des facteurs de négociation en France est celui de l'
Office : le libraire s'engage à commander un volume (important) de nouveautés (qu'il choisira plus ou moins, voir "office sauvage"), quitte à retourner plus tard les invendus. Dans les textes, cette remise est censée être fonction de la qualité de vente, du conseil, etc., mais dans les faits, outre le volume de vente et la participation aux campagnes promotionnelles, l'acceptation de volume important d'office est un facteur déterminant dans la "remise" (marge) consentie par l'éditeur au libraire. Bref, tout ça pour dire qu' individuellement, le libraire a assez peu d'influence sur le prix. Il est tout à fait est inutile de pester contre lui ou en encenser un autre sur sa politique tarifaire : c'est l'éditeur qui fixe le prix. De même, un libraire qui tenterait de
fanfaronner sur sa politique de prix du livre est limite mensonger...
Coûts du livre
Dans le livre comme ailleurs, il y a des coûts fixes, et des coûts variables. Grosse approximation, je ne vais parler dans un premier temps que d'un éditeur qui publierait un seul livre.
Il y a bien entendu des coûts fixes, qui ne dépendent pas du nombre d'exemplaires imprimés ou vendus : Payer la personne qui relit/propose les corrections, celle qui écrit le 4e de couverture, celle qui fait la couverture, celle qui assure la mise en page, celle qui contacte l'imprimerie, le distributeur, le diffuseur, la publicité, le service juridique qui fait les contrats pour tout ça, etc. Mettons aussi ici pour l'instant l'à-valoir auteur.
Ces coûts devront être répartis sur l'ensemble des livres vendus, en plus du coût variable "unitaire" relatif à chaque exemplaire.
edit1: Attention ! Ce n'est pas parce que je parle moins des coûts fixes dans la suite qu'ils n'existent pas, même en numérique pur. Ces coûts doivent être pris en compte et amortis dans le prix du livre. Quels que soient les coûts variables, un éditeur qui ne répercuterait pas ces coûts fixes non négligeables perdrait de l'argent sur chaque nouveau livre. Affirmer qu'un livre qui n'a pas de coût de reproduction devrait être gratuit est une aberration économique.
Attaquons donc nous à ces coûts variables donc, qui dépendent du nombre de livres vendus. Les droits d'auteurs par exemple (10% en moyenne sur le roman, une fois l'à-valoir "compensé"), et aussi la part il me semble du distributeur et du diffuseur (autour de 10% chacun) . Plus la remise libraire (oui, encore une grossière approximation) (environ 30%).
On peut noter que si l'éditeur décide unilatéralement de diminuer (ou augmenter d'ailleurs) le prix d'un livre de 10%, mathématiquement l'ensemble des maillons de la chaîne (au minimum libraire et auteur, mais il me semble aussi diffuseurs et distributeurs) subit cette différence de 10% de leurs revenus sans avoir quelque moyen de contrôle direct. Je ne connais pas d'autre industrie où un intermédiaire fixe ainsi les rémunérations de l'ensemble du reste. Vous en voyez d'autres ?
Le tirage : Coût fixe ? Ou variable ?
Par tirage, j'entends le nombre d'exemplaires imprimés, les coûts de cette impression et tous ceux qui sont induits : transport, manutention, potentiellement pilon, etc. Celui-là, je le traite différemment, parce que c'est un gros pari sur les ventes. Sans ventes, c'est une perte sèche, non recoupable, comme un coût fixe. Mais en cas de fortes ventes, il est renouvelé pour de nouveaux tirages.
À voir également que son coût "unitaire" diminue avec l'accroissement de la quantité tirée : tirer 100000 exemplaires en une fois coûte bien moins cher que mille tirages de 100 exemplaires. Mais évidemment, coûte aussi bien plus cher qu'un tirage de 100 ou 1000, et en cas de flop...
Il y a aussi la possibilité d'user d'un grand tirage dans un effort non pas de vente directe, mais de promotion, en visant un effet de masse dans les librairies "L’événement littéraire du moment".
Et ne pas oublier, avec un tirage trop important, la gestion des stocks et des retours, le coût du pilon qui au final font parfois préférer plusieurs tirages limités à un gros.
edit1: Autre remarque : contrairement à ce que je croyais, on m'a expliqué que la gestion des stocks, retours et pilons est gérée non pas par l'éditeur, mais par le distributeur. Ca ne me semble pas aberrant, puisque c'est de l'ordre de la logistique. Je n'ai pas assez d'informations/de recul pour comprendre toutes les implications que ça peut avoir sur le reste de la chaîne, mais mon interlocuteur m'assure que ce n'est pas neutre et participe de la course en avant dans les nouveautés et les volumes...
J'ai sans doute loupé quelques coûts liés à la production, mais en voilà déjà un éventail qu'un éditeur doit prendre en compte pour fixer le prix d'un livre, avant même de le moduler en fonction du prix attendu des lecteurs.
Catalogue
Vous vous souvenez évidemment que j'ai approximé au-dessus. Comme j'ai été simpliste ! Un éditeur publie évidemment souvent souvent plus d'un livre, ce qui lui permet de répartir les coûts fixes sur un nombre plus important de titres. Il n'est clairement pas rentable d'embaucher un juriste pour un livre unique, alors que pour un nombre plus important ça commence à le devenir. Au-delà d'un certain nombre de titres dans le catalogue, il devient nécessaire d'embaucher des assistants et secrétaires, des maquettistes à temps plein au lieu de faire appel à des prestataires externes.
Plutôt que parier sur un titre unique, quitte à boire le bouillon, en agrandissant son catalogue il devient possible d'amortir les risques et pourquoi pas financer des parutions risquées ou de niche avec les marges fortes de titres "grand public" ou de genre. (Attention toutefois à ce que les titres de niche ne deviennent pas un alibi pour une masse de titres faciles...).
En augmentant le nombre de titres, on crée aussi une dynamique de marque, où l'éditeur sert de point de repère pour les acquéreurs finaux, mais aussi (surtout?) indirects (diffuseurs et libraires). C'est également un moyen d'occuper le terrain, en dehors de ses "best-sellers", et limiter les possibilités pour les nouveaux entrants, ou les concurrents trop coriaces. Une zone tampon de sécurité en quelque sorte.
Là aussi, cette stratégie de catalogue a une influence sur les prix. On est obligé de prendre en compte les marges "d'échec" ou de choix risqués ou de niche dans le prix de tous les livres du catalogue. On doit assurer une homogénéité des prix pour que les lecteurs fidélisés sur certains livres retrouvent des prix raisonnablement comparables sur d'autres dans le catalogue.
Pas question non plus de casser le prix sur un livre pour promouvoir un nouvel auteur en qui on porte beaucoup d'espoir (enfin, autant d'espoir que dans le ticket de loto acheté pour la super-cagnotte du Vendredi 13) alors que simultanément on sort le dernier opus surévalué d'un auteur confirmé et qui rapporte, sous peine de faire apparaître le contraste de manière trop apparente, de vexer la star et de la voir aller vérifier dans une autre écurie si l'herbe n'y est pas plus verte.
Faisons nos gammes
Il est possible d'aller encore plus loin, et de segmenter le marché en créant une "gamme" de produits et formats. Il s'agit ici de décliner un même livre sous différents formats : grand format cartonné, poche, version numérique, version audio... On multiplie les investissements, mais le même produit se vent dans de nouveaux segments.
Si un livre a eu de très bons résultats en grand format, l'éditeur peut évidemment le conserver dans ce format en attendant que la demande diminue. Il fait ainsi une marge importante sur un prix élevé. Et une fois la demande diminuée, il peut trouver un éditeur "poche" (externe à son groupe d'édition, ou en interne d'ailleurs) qui va à son tour commercialiser le livre à un format plus petit, plus "cheap", et donc moins cher.
Les pourcentages de rémunération des auteurs sont diminués, ainsi que la part de l'éditeur "grand format", mais c'est toujours ça de gagné, et permet de continuer de rentabiliser l'investissement. Ça permet aussi évidemment d'atteindre un nouveau public plus sensible au prix.
Il est courant dans ce cas là que l'éditeur "poche" interdise à l'éditeur "grand format" de le concurrencer avec une offre trop concurrentielle, et ce même si, comme ça arrive parfois, ils font partie d'un même groupe d'édition.
L'intégration du livre numérique ici pose un gros problème : si l'éditeur grand format commercialise le livre au format numérique (avec un prix de l'ordre de 70-80% du prix du GF), et vend les droits du poche à un autre, reste à déterminer ce qu'il va advenir de la version numérique. Si c'est l'éditeur primaire qui la garde, il a évidemment intérêt à garder un prix élevé, sous peine de perdre la (forte) marge. Mais dans ce cas-là, il se retrouve avec un prix de vente numérique bien supérieur au prix poche, ce qui va sans doute sérieusement diminuer les ventes de cette version numérique...
Il peut aussi aligner le prix sur le prix poche, à condition toutefois que l'éditeur poche accepte cette "concurrence". Il peut enfin transmettre l'exploitation numérique à l'éditeur poche... À ce dernier de fixer le prix de vente en cohérence.
Le Lecteur en Colère a
relevé des cas où un livre est exploité une fois en grand format (avec la version numérique associée), et une seconde en poche (avec une nouvelle exploitation numérique). Deux exploitations numériques et deux fois les charges inhérentes, dans le même groupe commercial qui plus est. Quel gâchis...
Je n'aborderai pas ici le prix des offres numériques destinées aux bibliothèques ou aux services d'abonnement... c'est encore une autre boite de Pandore.
Concurrence interne
J'ai déjà parlé de concurrence dans la section précédente, revenons-y... Déjà, avant d'aller voir la concurrence en dehors de l'éditeur, on peut constater qu'il y a concurrence au sein des différents formats d'un livre : À la sortie d'une version poche, la version grand format se trouve concurrencée par sa "petite sœur", et les revenus se trouvent alors divertis d'un format à l'autre, ce qui a des conséquences sur l'ensemble de la répartition des revenus : nouveaux taux de répartition (pourcentages plus faibles pour l'éditeur grand format et l'auteur), prix de vente unitaire plus faible, ce qui au final amoindrir largement les revenus. C'est l'éditeur "poche" qui prend sa part et les risques qui la justifient. Enfin, les risques... sur les poches issus d'un grand format, vous avouerez que ces risques sont réduits.
Même sans version poche, prenons l'exemple d'une version grand format à 20 € et une version numérique à 15€, en supposant les taux de rémunération identiques. Pour un lecteur qui achèterait la version numérique, c'est 5 € d'économie, mais aussi 25% de revenus de moins pour l'ensemble de la chaîne. Avec une exception : l'éditeur, qui n'aura pas à payer l'impression, le transport et stockage, et potentiellement le pilon de cet exemplaire. Avec une extension pas forcément intuitive : un renchérissement relatif de l'impression des autres exemplaires papier (voir "le tirage").
On remarquera tout de même que ces 5€ d'économies ne sont pas forcément perdus pour la chaîne à vrai dire : il est bien possible que le lecteur utilise cette économie pour un autre livre... Et pour peu qu'il en trouve dans la gamme des 5€, ça en fait un nouvel achat, neutre donc du point de vue du chiffre d'affaire.
Les gens qui parmi vous aiment tenter de percer à jour les prestidigitateurs seront aussi heureux de s'amuser à regarder la part de l'éditeur, dans les deux versions, numérique ou papier. C'est facile, Hachette/Lagardère le disait avant l'été dans sa
Présentation aux actionnaires:
Sur le slide 19 titré (traduit) "La pénétration du numérique dans les marchés de l'édition Américains et Anglais a un impact positif. ", on peut entre autres lire :
"The across all formats slightly better incremental profitability of ebooks offsets the loss of contribution to fixed costs (distribution, sales forces) resulting from decline of print volumes"
Re-traduction :
La profitabilité incrémentale (?) légèrement supérieure des ebooks sur tous les formats compense la perte de contribution aux coûts fixes (distribution, forces de ventes) résultants du déclin des volumes d'imprimés."
Bref, le numérique apporte une marge supplémentaire, contrairement à ce que les gros éditeurs tentent de nous faire avaler, marge qu'ils conservent à leur usage, puisqu'ils refusent d'augmenter les taux de rémunération des auteurs sur les ebooks.
Concurrence externe
Mais la concurrence ne s'arrête pas aux portes de la maison d'édition, évidemment, mais également entre éditeurs. La loi de l'offre et de la demande, et le principe de la concurrence veulent que les éditeurs luttent les uns contre les autres pour atteindre le marché avec des prix bas, ce qui aurait pour effet de baisser les prix. Mais ça ne fonctionne pas ainsi. Et ce pour une simple et bonne raison : les livres ne sont pas interchangeables.
Si vous voulez le dernier Stephen King, le dernier Musso ou le Modiano, vous ne pouvez pas faire fonctionner la concurrence et acheter au moins cher : le prix est fixé par l'éditeur. Dès lors que vous savez ce que vous cherchez, et tant que les éditeurs fixent un prix qui correspond à votre fourchette haute, c'est tout bénéfice pour eux. Pareillement, pour certains types de livres de non-fiction, où l'expertise est rare, l'éditeur peut sans soucis fixer des prix élevés, et c'est normal.
À l'opposé, sur des auteurs ou livres inconnus, les prix devraient être tirés vers le bas, avec pour limite les coûts énoncés au-dessus. Mais comme je le disais au-dessus, il faut garder une cohérence, et pour un même format, les prix sont souvent cohérents d'un éditeur à l'autre...
Sans parler d'entente explicite sur les prix, je ne fais que remarquer que certains usages semblent généralisés sur la politique de prix : grand format autour des 20€, poche entre 6 et 9€, etc. Et ce n'est sans doute pas le delta au niveau du support qui justifie un tel écart.
Une de mes lectures récentes (
le tome 4 de "La Tentation de la Pseudo-Réciproque" de Kylie Ravera, une série dont je recommande vivement la lecture d'ailleurs) parlait du
dilemme du prisonnier et de comment il s'applique à l'économie... Je vous recommande de vous y intéresser...
Ces usages de conditions communes à une grande part de l'édition (dont les groupes majeurs) se retrouvent d'ailleurs dans les contrats d'édition. De ce que je comprends, et sauf pour les auteurs stars, nulle réelle concurrence entre les éditeurs pour acquérir les manuscrits, et donc au final une faible compensation des auteurs. Mais ceci est un autre billet.
Mode
Un facteur rapidement évoqué au-dessus qui participe au choix du prix d'un livre est la nouveauté. Il est ainsi courant que le prix d'un livre attendu impatiemment par le public soit élevé. Et en un sens ça se comprend.
Combien de personnes préfèrent acheter rapidement après sa sortie une version grand format alors qu'elles pourraient attendre la sortie ultérieure d'une version poche ? Ou même attendre la disponibilité gratuite en bibliothèque ?
L'impatience se paie. Il m'est arrivé d'ailleurs d'acquérir des versions "Advanced Reader's Copy"de certains ebooks, même pas complètement finalisées, à 15$ alors que je savais qu'elle sortirait 2 mois plus tard à 8$, juste par impatience.
Et si les lecteurs sont prêts à payer, il n'est pas anormal que les éditeurs en profitent. C'est d'ailleurs là un positionnement courant du format poche, en seconde intention du grand format.
À l'opposé, si l'attente n'existe tout simplement pas, par exemple si l'éditeur ou l'auteur sont absolument inconnus, le numérique offre une possibilité complètement différente : une stratégie de prix initialement très bas (voire gratuit) dans le but d'obtenir un volume de lecture et un bouche-à-oreille fort et favorable, prix qui peut potentiellement être augmenté au fur et à mesure que le livre atteint le succès ou l'auteur monte en renommée.
Chaîne du livre ?
J'ai déjà parlé au-dessus de la chaîne du livre, mais n'oublions pas que pour certains, le maillon final de celle-ci, contrairement à ce qu'on pourrait penser, n'est pas tant lecteur que le libraire... C'est lui qui fait la vente finale, recueille l'argent du client, et le reverse in fine à l'éditeur. C'est lui qui met en vente le livre, le met en rayon, le présente, le propulse... On aura beau faire un battage médiatique autour d'un livre, s'il n'est pas disponible en librairie, il ne sera pas vendu.
Je l'ai dit au-dessus, individuellement, un libraire n'est rien pour l'éditeur. Mais ensemble ils sont LE débouché par lequel il doit passer pour vendre ses livres. Et avant les libraires, il y a les diffuseurs et distributeurs qui prêchent la bonne parole et assurent la distribution des textes... Autant d'interlocuteurs qu'il ne faut pas mécontenter sous peine de perdre l'accès aux clients.
Et autant d'interlocuteurs qui doivent être pris en compte quand on fixe le prix d'un livre. Le cas du numérique est l'occasion de montrer cette nouvelle contrainte : Si un éditeur "papier" veut proposer un prix très attractif sur un livre numérique disponible par ailleurs en format papier, il prend le risque de mettre en colère les libraires qui crieront à la concurrence déloyale et menaceront de ne plus promouvoir et vendre les versions papier.
Cette petite anecdote n'est pas lancée en l'air, c'est arrivé à au moins un éditeur de "genre" connu pour son ouverture au numérique. Et on m'a rapporté des phénomènes proches au niveau des diffuseurs, qui souhaitent conserver la main sur la diffusion du poche.
edit2: "menace" contre une prix d'ebook trop faible rapporté sur un commentaire chez liseuses.net
Flexibilité du prix sur le livre numérique
Jusqu'ici, j'ai surtout parlé de la détermination du prix du livre papier. Mais le livre numérique apporte un lot de possibilités complètement différent. En l'état, le numérique apporte une flexibilité énorme : il n'y a pas besoin de gérer de stocks, d'étiqueter, mais aussi on peut changer les prix dans le temps (mais uniformément chez l'ensemble des points de vente) là où seuls quelques rares changements sont possibles sur le prix du livre papier. Ca permet entre autres aux auto-publieurs à tester les différents prix jusqu'à trouver celui qui lui correspond le mieux.
Le fait que la part du prix de production/distribution soit très faible dans le livre numérique permet aussi de faire des offres promotionnelles à prix "cassés" (voire gratuit), avec des exemplaires "échantillons" distribués gratuitement à coût quasi nul. C'est le cas par exemple de la stratégie de prix "Perma-Free", où le premier tome d'une série est cédé à titre gratuit, dans l'objectif de recruter des lecteurs pour les tomes suivants.
Enfin, ne pas oublier que les éditeurs (ou collections) nativement numériques (pure player) n'ont par définition pas les contraintes des coûts fixes liés à l'impression papier.
Saut à l'élastique...
En économie, on appelle élasticité-prix la relation entre une baisse de prix et la hausse de la demande qui en est la conséquence. Cette élasticité n'est pas toujours dans ce cas, vous connaissez tous la publicité pour une marque de voiture "Pas assez chère, mon fils". Les effets de snobismes ne sont pas réservés à la pub...
Et il faut le dire, les éditeurs ne sont pas friands de saut à l'élastique. Là où ils pourraient expérimenter avec différents prix, ils rechignent dans leur grande majorité à expérimenter avec des prix plus faibles.
Ils ont réussi à augmenter le prix moyen du livre, ce n'est pas pour lâcher du terrain maintenant. Car après tout, le livre est aussi objet de prestige, et ne peut être considéré comme une simple marchandise. À ce titre, et quitte à perdre en Chiffre d'affaire (voire de marges), il ne faut pas permettre de dévaluer l'objet livre. Pour les (gros) éditeurs, un prix haut est preuve de leur qualité.
De même pour les auteurs. Nombreux sont ceux qui s'offusqueraient de voir leur livre vendu 5€ au milieu d'autres vendus 10. Qu'importe d'ailleurs si l'augmentation du nombre de ventes résultantes de ce prix faible améliorait le chiffre d'affaire et donc ses revenus...
"Mon livre vaut mieux que ça".
"C'est une promotion maintenant, mais où va-t-on s'arrêter ?"
"À ce prix, les gens vont l'acheter, mais vont-ils le lire ?"
"Les seuls qui vendent à ce prix sont les auteurs auto-publiés, des ratés trop mauvais pour se faire éditer", etc.
Mais prenons un exemple approximatif : vendre 1000 livres (numériques donc sans coût variable) à 1 centime ne rapportera que 10€, alors qu'en vendre 100 à 1€ rapporte 10 fois plus, autant que 5 à 20€ et plus que 0 à 50€. Et peut-être que le "juste prix" est autour de 5€ avec 50 ventes pour un total de 250€. Entre tous ces prix (fictifs, certes), lequel est le meilleur ? À en croire les éditeurs majeurs, le prix de 5€ est tout simplement insultant... et pourtant c'est celui qui (dans l'exemple) rapporte le plus.
En fait, lier la valeur d'un livre à son prix est une aberration, dans les deux sens. La seule vraie insulte à un livre est de ne pas faire de son mieux pour le promouvoir, le faire lire, le vendre et compenser correctement son auteur. Et si pour cela il est préférable de fixer un prix plus bas que les usages, il est tout simplement aberrant de ne pas le faire.
Il ne faut pas oublier non plus les limites de l'élastique : il n'est pas extensible à l'infini. J'ai entendu des auteurs exprimer la crainte qu'en baissant les prix de trop, et donc en augmentant les ventes donc les bibliothèques des lecteurs, on en vienne à les "saturer", à leur permettre d'acquérir plus qu'ils ne lisent.
Mais c'est aussi ignorer tous les lecteurs potentiels qui ne lisent pas pour des raisons économiques. Des lecteurs qui liraient plus (ou se mettraient à lire) si le livre devenait abordable, si les barrières à la lecture (dont celle du prix) diminuaient.
Évidemment, c'est aussi un marché qui finirait tôt ou tard par se saturer. Mais ce jour-là, je crierai au miracle et certainement pas au désastre. Une population entière de lecteurs ! Et je suis persuadé (naïf ?) que dans toute cette population, suffisamment seront prêts à compenser les auteurs.
De l'autre côté de la mare...
Revenons de notre Utopie, et sans poser les bagages en France avec notre Prix Unique du Livre, traversons l'Atlantique --affectueusement surnommée "the pond" (la mare) par les habitants des USA -- et allons voir comment ça se passe de l'autre côté.
Certes, sans prix unique du livre, les grandes chaînes de librairies (B&N et Borders par exemple) ont grandement fait leur succès au détriment des libraires indépendants, comme c'est relaté (par exemple) dans le film "
Vous avez un message" en 1998. On notera d'ailleurs que l'échec de Borders et le déclin de B&N au profit d'Amazon par exemple donne cette fois un coup de pouce aux libraires indépendants, qui peuvent à nouveau mettre en avant leur proximité, sélection et communauté. Un
Pierre-Papier-Ciseaux classique quoi.
Mais le prix "libre" y a aussi d'autres conséquences rigolotes : les éditeurs y négocient avec les différents distributeurs (intermédiaires ou détaillants) et fixent un prix de vente "catalogue"/recommandé comme en France. C'est il me semble là dessus qu'est basée la remise (de l'ordre de 50% là-bas). Mais les détaillants ne sont pas tenus de vendre à ce prix catalogue et par le biais de la concurrence consentent des décotes importantes sur ce prix de vente, jusqu'à atteindre parfois une marge parfois nulle.
Et face à des détaillants faisant preuve de concurrence, les éditeurs ne rechignent pas à augmenter les prix "catalogues". De toute façon, les lecteurs ne voient pas tant que ça ces hausses de prix, ce sont les détaillants qui les absorbent ou négocient une remise plus importante. Inflation d'un prix catalogue qui se désolidarise de plus en plus du prix effectif comme d'un quelconque coût... Ça me rappelle le phénomène de bulles financières/immobilières, qui risquent de péter...
Là encore, le livre numérique pose des problèmes à l'équilibre historique : tant qu'ils ne perdent pas d'argent (sur un catalogue complet), les gros e-libraires (Amazon le premier) peuvent casser les prix sur le livre numérique, et cette fois sans aucune limite de quantité, ce qui bien entendu concurrençait le reste de la gamme des éditeurs. D'où l'accord inter-éditeurs (initié et facilité par Apple et jugé illégal par la justice US) pour imposer le contrat d'agence qui leur permettait de fixer le prix du livre numérique et donc d'éloigner l'aiguille qui risquerait de faire exploser la bulle dont on parlait...
Encore un aparté : l'essor des auto-publiés est à mon avis une conséquence (soutenue par Amazon) de ce contrat d'agence et du prix trop élevé de l'offre numérique.
Acceptabilité de payer par les lecteurs.
Bon, jusque là, je me suis beaucoup penché sur l'aspect "offre" du rapport offre/demande. Mais il faut aussi regarder ce qu'il y a en face : la demande, les attentes des lecteurs, la valeur monétaire qu'ils accordent au livre en tant que tel, mais aussi la part budgétaire qu'il peut ou veut accorder aux livres. Par exemple, un lecteur peut très bien être prêt à acheter un livre à 50€, mais ne pas pouvoir se le permettre financièrement.
L'achat d'un livre neuf est malgré tout un luxe que beaucoup ne peuvent se permettre. Il existe évidemment des filières qui permettent de lire à moindres frais, mais réfuter la lecture comme luxe est une insulte à qui n'a pas les moyens décents de se loger, se nourrir, se soigner et se vêtir (voir à en croire Cordelia Vorkosigan à accéder à l'information et à communiquer).
Bref, pour des tas de raisons, les lecteurs ne sont pas toujours prêts à dépenser pour un livre la somme qu'en demande l'éditeur. Cela peut, comme on l'a déjà noté, avoir pour conséquence un report de l'achat en attente d'une version moins chère, l'acquisition d'une version d'occasion, ou l'emprunt à la bibliothèque.
L'acceptation de payer est aussi directement fonction de la valeur perçue de l'achat. Et lorsqu'on parle d'acquérir fichier immatériel et un droit de lecture (verrouillé, intransmissible, incessible qui plus est) plutôt qu'un exemplaire papier, la valeur perçue du premier est tout simplement largement inférieure à celle du second..
Contrefaçon
Non seulement les coûts variables directement imputables à un exemplaire numérique sont plus faibles, mais la valeur perçue par les lecteurs de cet "exemplaire" est aussi bien inférieure. Dans ces conditions, et sans compréhension de l'ensemble des autres facteurs évoqués au-dessus, face à un prix numérique trop proche du prix papier les lecteurs se sentent tout simplement pris pour des imbéciles et des vaches à lait.
Et pas plus qu'ils n'acceptent de bon coeur de payer ces prix aberrants à leurs yeux, ils ne comprendraient une indisponibilité d'une version numérique légale : Si la technique permet la diffusion d'un texte à moindre coût, et ce quelque soit le sort des autres formats, pourquoi ne pas les en faire profiter ?
Conséquence de cette inadéquation entre l'offre et la demande ? L'essor de la contrefaçon, évidemment supportée par les moyens de communication modernes. Et lorsque j'évoque cette contrefaçon, je ne parle pas que du "piratage" numérique, mais aussi parfois du papier, comme relaté dans
cet article au Nigéria.
Une contrefaçon qui à mon avis ne pourra être combattue que par une offre plus proche des attentes des lecteurs : prix faible, disponibilité rapide et à moindre contrainte. Une offre impossible à fournir sans se délester d'une part majeure des contraintes sur les coûts donc une restructuration de la chaîne.
En conclusion
Restructuration de la chaîne. Le mot est lancé. Mais vers quelle nouvelle structure ? Je n'ai pas de réponse à vrai dire là dessus. Beaucoup d'interrogations même. Mais je sais que le numérique est là, qu'il ne disparaîtra pas, et que les anciens équilibres ne tiendront plus longtemps, même renforcés à coup de lobbying et de lois "Amazon".
Je ne dis ni que tout doit être remis à plat, ni que tout va se casser la gueule, juste que de nouveaux équilibres vont se créer et que j'espère qu'ils accorderont plus d'importance aux extrémités de la chaîne : l'auteur et le lecteur.
Et en attendant ces nouveaux équilibres, les éditeurs vont devoir continuer de jongler avec toutes ces contraintes que j'ai tenté de lister et expliquer.
Voilà. Un petit billet que je dédicace à
@Cr4zy_C4t puisque c'est un peu à sa demande si je l'ai écrit.
Encore une fois, malgré le ton d'autorité que je prends trop facilement dans mes billets en général, et sans doute dans celui-ci en particulier, je serais TRES heureux d'accueillir vos corrections, remarques et questions, par exemple dans les commentaires.
*edit1: mise à jour le 5/11/2014 en réponse à divers commentaires via twitter
*edit2: mise à jour le 6/11/2014 pour ajouter un lien vers un compte rendu de "menace" des libraires contre un prix d'ebooks trop faible