Friday, September 14, 2012

L'art c'est l'art !

(Disclaimer : Je ne suis pas avocat, ni n'ai suivi quelque formation dans le domaine du droit que ce soit, ne prenez mes "analyses pour rien d'autre que ce qu'elles sont : mon interprétation des quelques articles de loi que j'ai lu. Et du coup, si VOUS êtes avocat/juriste ou autre, surtout n'hésitez pas soit à relever mes erreurs, soit à confirmer mon avis, au choix... )

Re-disclaimer : J'ai édité pour ajouter un petit fragment en fin de billet ce lundi, sur la durée du droit de suite...

Sur Twitter ce matin, @BlankTextField  a levé un petit "lièvre" sur une petite proposition de loi présentée par Monsieur Daniel Fasquelle, député UMP de la 4ème circonscription du Pas de Calais. 


Cette nouvelle proposition (n°170)  est présentée comme "permett[ant] à l’auteur de céder son droit de suite

en matière de propriété intellectuelle". 


Voici une partie des motifs exposés dans la proposition

Il existe en droit français, à l’article L. 122-8 du code la propriété intellectuelle, un « droit de suite » qui a été créé en 1920 pour protéger les auteurs d’œuvres originales.
Ce droit de suite est un droit réel qui permet de suivre le bien quelles que soient les mains dans lesquelles il se trouve. Il prévoit l’attribution d’un pourcentage du prix de l’œuvre à l’occasion de chaque vente intervenue après la première cession et ce, dès lors qu’est sollicité un professionnel du marché de l’art.
Ce droit de suite est actuellement « inaliénable », ce qui fait que l’auteur est privé du droit de le transmettre à ses proches de son vivant ou à sa mort.
La présente proposition de loi vise à assouplir cette inaliénabilité du droit de suite en permettant sa cession tout en l’entourant de trois limites : la cession du droit de suite ne pourrait avoir lieu qu’à titre gratuit, la durée de ce droit de suite cédé serait limitée à soixante-dix ans après le décès de l’auteur, celui qui a reçu le droit de suite ne pourrait le céder à son tour.


Les deux premiers paragraphes me semblent une bonne explication sur ce "droit de suite", qui est en quelque sorte le "pendant" sur les objets d'art du droit d'auteur. La troisième explique le motif de la modification, et  la quatrième le moyen proposé pour y parvenir.


Charcutons l'article L.122-8 (mais je vous invite à aller le consulter) pour détailler ce qui changerait. 

Les auteurs d'oeuvres [...] bénéficient d'un droit de suite, qui est un droit inaliénable de participation au produit de toute vente d'une oeuvre après la première cession opérée par l'auteur ou par ses ayants droit, lorsque intervient [...] un professionnel du marché de l'art.


Voici ce que ça donne dans les faits :

Imaginons donc un jeune artiste inconnu, souhaitant être exposé et vendre ses toiles. Après avoir montré ses tableaux pendant 5 ans dans les foires aux artistes locales, il est repéré par un galériste, est exposé et commence à vendre ses toiles. La première part pour 1000€. 20 ans pus tard, alors qu'il est devenu célèbre dans le monde entier, cette toile est revendue par un marchand d'art pour 200000€. Il va toucher un droit de suite (de quel montant ?) sur cette vente.


La proposition de loi détaille les changements apportés et qui donneraient la chose suivante :
(grassé ce qui est ajouté, surligné en rouge ce qui est supprimé).

Les auteurs d'oeuvres [...] bénéficient d'un droit de suite qui ne peut être cédé à titre onéreux, qui est un droit inaliénable de participation au produit de toute vente d'une oeuvre après la première cession opérée par l'auteur ou par ses ayants droit, lorsque intervient [...] un professionnel du marché de l'art. Ce droit de suite ne peut être cédé par celui qui l’a reçu. Sa durée ne peut excéder soixante-dix ans après la mort de l’artiste.

Je reprends ma casquette de Machiavel et étudie ce que donnerait cette modification... (en informatique, on appelle ça les effets de bord)...

Imaginons donc un jeune artiste inconnu, souhaitant être exposé et vendre ses toiles. Après avoir montré ses tableaux pendant 5 ans dans les foires aux artistes locales, il est repéré par un galériste. Le Galériste exige d'être le bénéficiaire (gratuit) de la cession du droit de suite, et le peintre ne peut que s'incliner. Il est exposé et commence à vendre ses toiles. La première  part pour 1000€. 20 ans pus tard, alors qu'il est devenu reconnu dans le monde entier, cette toile est revendue par un marchand d'art pour 20000€. Le galériste touche le droit de suite (de quel montant ?) sur cette vente.
J'ai  mis le galériste comme bénéficiaire, mais j'aurais aussi bien pu mettre le mécène, le premier acheteur, le banquier, ou même n'importe qui. En l'occurence, si le droit de suite a été écrit comme inaliénable, c'est sans doute justement pour cette raison. L'artiste est (sauf à être déjà largement reconnu) le plus souvent en position de faiblesse par rapport aux autres acteurs du marché de l'art, et au lieu de lui accorder une liberté supplémentaire, cette modification du dispositif prive l'artiste de la protection de ce droit de suite, sans aucune contrepartie ou garantie que ce soit.

Mais attardons nous sur un point de détail de l'article de 122-8 (non modifié):
"après la première cession opérée par l'auteur ou par ses ayants droit". 
Tiens, Vous ne remarquez rien ? Si là, à la fin là : "ou par ses ayants droit". C'est qui ceux là ? Que font-ils là ? 
En l'occurence, c'est les héritiers (entre autre), et s'ils sont là, c'est sans doute qu'on a déjà pensé à eux, non ?



Retournons donc à notre article sur légifrance et vérifions s'il n'y a pas d'autre mentions... Bingo, le premier lien nous mène directement à l'article 123-7. En voici un extrait (mais comme tous les extraits cités, je vous invite à consulter l'article en entier sur le site):
le droit de suite mentionné à l'article L. 122-8 subsiste au profit de ses héritiers
Flûte ! Je ne comprends pas. Si ce ne sont pas les héritiers les destinataires, qui cela peut donc t'il être ?
Le conjoint ? Peut-être, mais dans ce cas là, pourquoi ne pas juste compléter le 123-7 ?

Bon, je suppose qu'il y a une bonne raison, mais moi, je ne vois pas laquelle.

Peut-être tout simplement est-il possible que le député n'ait pas l'habitude de travailler directement sur des textes de loi, ou de peser justement les conséquences de chacun des mots d'un de ces textes...

Sauf que...Monsieur Fasquelle est (dixit son blog) "Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université du Littoral-Côte d'opale et à Paris, spécialiste de droit européen. ".

Je ne sais que penser de cette histoire. Seule hypothèse restante, l'incompétence d'un subordonné, ou alors ... je ne sais pas.

Mais sinon, ne vous demandez-vous pas pourquoi je parle de ce sujet, moi qui d'habitude ne parle que de livres et de lecture, et du monde de l'édition ? Disons que je vois un certain parallèle entre ce sujet et celui de la loi sur les oeuvres indisponibles.

(Edit du Lundi matin : J'ai oublié un point important : J'ai beau dans ce billet défendre le droit de suite pour éviter que les créateurs soient spoliés de ce droit, il n'en reste pas moins qu'un "détail" me chiffonne pas mal : 70 ans après la mort. Tout comme pour le droit d'auteur, je suis intimement convaincu que c'est très exagéré.)

Re-Edit du mercredi AM : Un billet sur le sujet chez Actualitte : Droit de suite : déposséder un créateur, gratuitement

Edit du 20 : Réponse du député chez Actualitte : "Assouplir le caractère inaliénable du droit de suite" (député Fasquelle)

Edit le 24 : Encore du nouveau chez @Actualitte. Mais je vais arrêter les MAJ, juste vous pointer vers leur dossier Droits de Suite : http://www.actualitte.com/s/droit-de-suite-fasquelle.htm

5 comments:

  1. Ce droit n'a pas toujours existé, il a été crée parce que les héritiers du peintre Millet crevaient de faim alors que les tableaux du peintre se vendaient à des sommes astronomiques. Ca ne visent que les oeuvres graphiques/plastiques.

    Il est clair que rendre un droit inaliénable et lié à la personne même de l'artiste, cessible uniquement de manière gratuite est complètement en opposition avec l'esprit même de la loi sur le droit de suite. Si encore, la cession contre rémunération était autorisée, ça éviterait une partie des spoliations par position dominante (le "Si tu ne me cèdes pas ce droit, je ne t'expose pas..." qui pour un artiste est un arrêt de mort) puisque que celui-ci pourrait négocier la vente de ce droit.
    C'est sur le fond que ce combat doit se mener, la cession d'un droit inaliénable par définition rend l'inaliénabilité caduque et donc remet en cause les autres droits d'auteur inaliénables (droit moral, de publication, de repentir,etc. qui touchent tous les artistes-auteurs là, pas uniquement les plasticiens) c'est donc intolérable : la loi est bien faite hormis le délais post-mortem qui est devenu bien trop long (20ans ça suffit largement à protéger la mémoire d'un artiste et à nourrir ses enfants...), mais les usages qui en dérivent sont de plus en plus tordues dans un sens uniquement mercantile.

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    1. Absolument. Un autre argument (décrit ci-dessous) est que le droit de suite est un droit accordé à l'auteur, mais aussi à ses héritiers, et supprimer l'inaliénabilité du droit de suite reviendrait également à retirer ce droit aux héritiers.

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  2. Voici ma réaction à la réponse du député:

    Merci au député pour sa réponse, qui ne répond pas complètement à un possible détournement du dispositif pas quelqu'un d'"externe" au cercle des proches.

    Par exemple, on peut imaginer un indélicat qui n'associerait pas la cession dans le contrat, mais en préalable à celui-ci. Ou alors en contrepartie pour la vente d'une oeuvre suivante.

    Le droit de succession interdit il me semble un certain nombre de possibilités (dés-héritage par exemple), tout comme le droit moral sur les oeuvres écrites ou autre.

    Et si ça été décidé ainsi, c'est peut-être pour la bonne et simple raison que le créateur n'est pas le seul bénéficiaire de ce dispositif, et que lui autoriser à céder ces droits est aussi l'autoriser à priver autrui.

    Bref, je ne suis pas convaincu par ses arguments.

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  3. "J'ai oublié un point important : J'ai beau dans ce billet défendre le droit de suite pour éviter que les créateurs soient spoliés de ce droit, il n'en reste pas moins qu'un "détail" me chiffonne pas mal : 70 ans après la mort. Tout comme pour le droit d'auteur, je suis intimement convaincu que c'est très exagéré"
    Et ça la plupart des auteurs seraient d'accord avec vous. Ce 70 ans après la mort ne vient pas de combats d'auteurs, mais d'industriels de la culture. Leur malignité a été d'enrôler certains artistes et auteurs naïfs et manipulables dans leur combat. Les auteurs préféreraient des droits corrects de leur vivant.
    Bon article !

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    1. Merci, oui sur les droits corrects. Que le droit d'auteur soit prolongé au delà de la mort, c'est déjà bien !

      Il y a quelques mois, une discussion très bien à ce sujet chez @Paumadou (Pauline Doudelet) : http://www.paumadou.com/2012/05/droits-dauteur-quelques-reflexions/

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